Nous le savons depuis au moins GRAMSCI, le pouvoir se conquiert et se maintient presque toujours après qu’il ait su au préalable imposer son hégémonie « culturelle » et « idéologique » au sein de la société.
Les tenants du néolibéralisme au pouvoir, dans leur prétention à « régir » les hommes et les choses sous une même règle générale, n’y ont, comme chacun sait, pas fait exception !
Seulement, après avoir sévi pendant un peu plus d’une quarantaine d’années (depuis essentiellement les années 80 avec la prise au pouvoir des néo-libéraux, Thatcher et Reagan notamment) à travers un martèlement médiatique et éducatif sans relâche, voilà que « ça craque de partout » comme le formulait, à l’occasion de la mobilisation sur la « déforme » des retraites, certains de nos militants.
Dans cette « guerre » idéologique, des mots, des « valeurs », font l’objet d’une dispute acharnée entre les protagonistes. Aujourd’hui, c’est à nouveau autour de l’idée de « justice sociale » que cette guerre idéologique fait rage ! Ainsi comme l’affirme Alain SUPIOT, après une très longue période d’oubli, voilà que « tel le phénix, l’idée de justice sociale ressurgit de ses cendres »(1).
On se rappelle pourtant la sentence terrible d’un HAYEK pour qui « l’ordre spontané du marché et ses forces impersonnelles » ne sauraient être perturbés par « le mirage de la justice sociale » ! Ce temps est révolu : tous les camps mobilisent désormais cette expression pour rendre légitimes leurs actions, elle est le paravent ou le bouclier qui est dressé pour faire pièce aux arguments de l’adversaire : ainsi, n’est-ce pas au nom de la justice sociale (ou de l’équité) que le gouvernement « justifie » sa « réforme » des retraites ?
C’est au nom de la justice sociale que le Premier ministre notamment (boxeur à ses heures perdues) a renvoyé dans les cordes les « zombies » de la question sociale qui s’accrochent, encore et toujours, à celles tissées par le Conseil National de la Résistance ! Pourtant, la réquisition de cette « valeur », la justice sociale, ne saurait cacher la familiarité qui existe entre l’ultralibéralisme d’un Hayek et les ressorts idéologiques de la vulgate prônée aujourd’hui par le gouvernement.
Outre la volonté des marchés financiers (banques et assurances) pour qui l’étatisation de l’assurance vieillesse par « l’anéantissement des régimes de retraite propres aux différentes professions » est le préalable à la mise en œuvre des recommandations formulées dès 1994 par la Banque mondiale : « substituer des cotisations définies aux prestations définies et irriguer ainsi les marchés financiers par une épargne retraite rendue selon elle inévitable par la paupérisation des systèmes de répartition« (2), il existe une « raison philosophique » fondée sur une anthropologie de l’homme et de son rapport à ses semblables qui postule « l’absolue souveraineté de l’individu« , qui est au cœur de la doctrine de l’ultralibéralisme (ou libertarienne) qui condamne tout empiétement de l’état ou de « collectivités » (notamment syndicales) sur les droits des individus et « promeut une sorte d’anarchocapitalisme à l’échelle de la planète« (3) !
L’ordre spontané des marchés doit, dans cette configuration, se passer de la démocratie sociale et des syndicats qui l’animent, ainsi les politiques néo-libérales conduites en France depuis plusieurs décennies « ne se sont donc pas seulement traduites par la privatisation de nombreux services publics, mais aussi par une étatisation de la Sécurité Sociale« . Dans cette opération, il s’agit bien de faire disparaître le « tiers secteur » hérité du consensus de 1945, régi par ce que l’on a appelé « la démocratie sociale » et son expression, le paritarisme, qu’un « libéralisme autoritaire » est en train de démanteler morceau par morceau !
Pour cela, nul besoin bien sûr d’une démocratie digne de ce nom : Individualisme souverain et technocratisme, apolitique voire antipolitique, sont, dans notre contexte, les deux faces autosuffisantes d’une même pièce !
Prenons, pour illustrer notre propos, l’exemple, très emblématique, tiré d’un échange entre un professeur de philosophie et une journaliste très intéressante (4), dans lequel s’est exprimée d’une manière chimiquement pure la « philosophie » du moment : « Elisabeth L. : Vous dites que la réforme proposée par le gouvernement est une bonne réforme, mais j’aimerai vous opposer l’argument de Jean-François COLOSIMO : en France nous sommes habitués à mener des combats collectifs, c’est-à-dire que vous êtes par exemple retraité en tant qu’ancien de la SNCF, d’un secteur ou d’une branche d’activité, vous dépendez d’une convention collective, or, que nous dit cette réforme ? On nous parle d’universalisation, c’est étrange parce que si l’égalité doit signifier que tout le monde doit obéir aux mêmes règles, c’est un peu curieux, non ! »
Pour le gouvernement en effet, à la question : comment peut-on parer aux « inégalités » et aux « injustices » qui ont, selon lui, découlé des régimes spéciaux ? Sa réponse pourrait se résumer ainsi : en plaçant chacune et chacun sous une même règle comptable, élaborée, bien entendu, par de savants technocrates dépositaires de la Vérité et donc de la bonne définition de la Justice sociale !
Régis DEBRAY a raison sur ce point : avec cette « réforme » nous sommes face à une certaine conception technocratique du « gouvernement » du peuple, qui sans proposer une vision politique très précise (ce qu’atteste le flou réel qui a entouré les projets de ladite « réforme), sinon celle d’une société capitaliste, « modernisée », d’une conception de la nation « conçue » comme une startup, administrée par « une corporation élitaire qui rêve d’un gouvernement par les chiffres« (5), révèle ce qu’elle ne veut plus : le modèle qui a été élaboré au XIXe siècle et qui, pour aller vite, a trouvé son aboutissement dans le programme du CNR. ce projet de « destitution », qui a circulé pendant longtemps « dans les tuyaux », trouve aujourd’hui une réelle effectivité.
Ainsi, comme le rappelle également le penseur Jean claude MILNER, l’idée que le gouvernement des choses (ici la gestion de nos pensions de retraite) puisse « se substituer aux misérables décisions humaines, fut un rêve du dix-neuvième siècle. Il dure encore. Dans sa version de gauche et dans sa version de droite, au point de bifurquer entre utopie sociale et technocratie« (6). Haro la démocratie ! En ce sens, en effet, c’est aussi cela le MACRONISME : une hybridation de l’idéologie néolibérale teintée d’utopisme et d’une technocratie saint-simonienne revisitée.
La question posée par l’éminente journaliste au sujet de la réforme des retraites concoctée par un gouvernement toujours plus aux abois, comportait un second compartiment : celui de l’individualisation du système justement, en effet : « chaque individu amasse des points pour lui-même, certes l’on dit que cela relèvera de la répartition, mais symboliquement c’est une forme de capitalisation, je dirai même que c’est la définition stricto sensu du chacun pour soi, c’est-à-dire que chacun va préparer sa petite retraite, c’est une réforme très individualiste au fond ! »
A cette épineuse question, notre illustre professeur apporte une réponse limpide en révélant les présupposées idéologiques qui fondent sans doute l’action de nos gouvernants : « C’est une lecture possible, on peut aussi considérer que la fragmentation sectorielle et la défense de privilèges par secteur n’est pas l’idéal de l’intérêt commun ! il faut quand même le redire, la démocratie c’est l’individualisme, les Droits de l’Homme c’est l’individualisme, on nous dit l’individualisme, c’est l’égoïsme, mais la démocratie se construit sur la valorisation de l’individu […] par rapport aux sociétés holistes, je reste dans cette définition-là : dans laquelle la communauté vaut plus que l’individu, sociétés traditionnelles, l’individualisme c’est une société où l’individu vaut plus que la communauté, c’est-à-dire que l’on ne sacrifie pas l’individu à la communauté, je reste dans cette vision libérale, fondamentalement libérale qui consiste à dire que nous sommes dans des sociétés individualistes […], donc voilà ma prise de position sur cette question, je pense que cette construction d’une réforme sur l’individualisme me paraît bénéfique » !
Finalement, c’est toujours la même scène qui se rejoue, sous diverses formes, depuis la Révolution Française, l’individu d’un côté, l’état ou une entité plus ou moins anonyme (le Marché aujourd’hui) de l’autre, aussi, et si l’on veut atteindre le véritable intérêt ou bien commun, il ne doit point y avoir d’intermédiaires, légitimes et durables, entre les deux, car ils sont toujours susceptibles d’oppresser l’individu-citoyen (de moins en moins citoyen et de plus en plus individu dans l’optique néo-libérale) et de provoquer des conflits entre les intérêts (privés) des groupes ou des associations et l’entité générale (état et/ou Marché) ! Des conflits (sociaux) qui viendraient immanquablement briser le « bien commun » et sa belle harmonie sociale. Dans cette perspective, il n’est nullement étonnant que la CFDT (et consorts) ait soutenu cette « réforme », car le langage de l’universalité (abstraite), du bien commun et de la criminalisation du conflit, est aussi le sien.
Quant au langage des syndicats « contestataires », pour le gouvernement et la CFDT, il serait à l’image des « aristocrates » de l’ancien régime qui s’accrochaient aveuglement à leurs privilèges, en parlant, eux aussi, au nom de l’ordre juste (ou de la justice sociale !) !
Pourtant, qui peut encore nier qu’une large partie de la classe populaire rejette ces fausses dichotomies, et ce, en dépit même de la crise de la représentation ! Rappelons que tout le droit du travail français s’est construit contre cette illusion funeste qui prétendait qu’il existait une égalité des parties dans la formation du contrat travail entre salarié et employeur et qu’il fallait le soutien d’une « collectivité » pour y remédier ! Visiblement, cette vérité élémentaire semble avoir perdu de son évidence ! Ce qui est un comble lorsque l’on prétend parler au nom de la justice sociale !
Mais que répondre à quelqu’un qui mobilise le langage des affects et des « valeurs » pour vous discréditer ; que dire lorsqu’on vous jette à la figure que vous n’agissez pas pour la « Justice », mais que vous défendez mesquinement des privilèges, qui font de vous, de ce fait, d’infâmes égoïstes corporatistes ? or, au nom de la Vertu et de la Raison, ils ne font que cacher leur idéologie basée sur un individualisme désincarné qui concourt à la fragilisation
de l’ensemble des travailleurs !
Nous le voyons tous les jours dans nos secteurs, l’ » inégalité » s’accroit toujours plus entre les salariés, mais ce n’est pas en détruisant les dernières digues de nos « droits collectifs » et en annulant les spécificités que comprennent nombre de nos professions, qu’elle se résorbera comme par enchantement, mais c’est, par exemple, par la prise en compte réelle de la pénibilité et par la valorisation salariale, d’abord des plus modestes, mais pas seulement bien entendu, que nous promouvrons réellement la justice sociale ! Quelle universalité faut-il en effet promouvoir ? L’universalité ne doit pas être abstraite, celle qui ne tient nullement compte des spécificités et des particularités des conditions de travail et de la nature de tel ou tel métier ou secteur d’activité ! Nous devons tendre assurément vers une forme d’universalité, gage d’une réelle égalité entre les travailleurs. Aussi, à nous d’inventer « l’opérateur » qui sera capable de porter et de justifier ladite « universalité » en se rappelant comme le fait très justement SUPIOT que (notamment) : « L’influence de la tradition mutualiste a conduit à concevoir la sécurité sociale comme un lieu de démocratie sociale, et non comme une administration publique dirigée par l’Etat. Ce refus de l’étatisation a placé la sécurité sociale dans un tiers secteur, qui relève pour l’essentiel du droit privé tout en poursuivant une mission d’intérêt général […] le modèle social français repose sur un ordre public social qui laisse une large part l’autonomie des individus et des groupes dans un cadre fixé par l’Etat pour garantir l’intérêt général » !(7)
1 Alan SUPIOT, « La force d’une idée », suivi de L’idée de justice sociale d’Alfred FoUiLLé, « Les liens qui libèrent », octobre 2019.
2 ibidem, page 44-45
3 ibidem page 46, « NOZICK deviendrait-il le grand gagnant des temps modernes ? »
4 L’émission, « L’esprit de l’escalier » du 16 décembre, entretien entre Elisabeth LEVY et Pierre-Henri TAVOILLOT.
5 A cet égard nous ne pouvons que renvoyer à l’ouvrage d’Alain SUPiot, « La gouvernance par les nombres », Fayard, 2015.
6 Jean-claude MILNER, « La politique des choses », ed., Verdier Page 25, 2011.7 op. cit., page 437 op. cit., page 437 op. cit., page 43
7 op. cit., page 43
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